LES ORIGINES ET LA SPECIFICITE DE LA REFLEXION PHILOSOPHIQUE

 

    

     INTRODUCTION

     L’homme est naturellement un être curieux. Etant conscient, il ne se contente pas d’être dans le monde, telle une pierre, ou de vivre simplement sa vie comme un animal, mais il veut comprendre la réalité et donner sens à sa vie. C’est pour satisfaire ce besoin impérieux de comprendre qu’il a mis en place des modes de connaissance tels que le mythe, la religion, la philosophie, la science, etc. Néanmoins, l’avènement de la philosophie est un événement significatif dans l’histoire de l’humanité en ce qu’il instaure chez l’homme une attitude intellectuelle qui se traduit par la confiance entière qu’il accorde désormais à la raison, cette lumière naturelle de l’esprit. Mais en quoi consiste au juste la philosophie ? S’il n’est pas aisé de la définir de manière tranchée, il n’en demeure pas moins, comme on le fera ici, qu’on peut préciser certaines de ses caractéristiques (rationalité, critique, méthode, etc.) et remonter jusqu’à ses origines. On peut aussi indiquer ses spécificités en la comparant aux autres modes de connaissance.

     A. SENS DE LA PHILOSOPHIE

     La question « Qu’est-ce que la philosophie ? » est elle-même une question philosophique majeure qui n’admet pas une réponse immédiate et définitive mais exige une réflexion sérieuse. Il est difficile, en effet, de s’entendre sur la définition de la philosophie dont la signification dépend dans une large mesure de l’expérience personnelle de l’individu. Cependant, l’essence de la philosophie est perceptible à travers son étymologie. Par ailleurs, la philosophie est une attitude d’esprit qu’il est possible de décrire.

     I. LA PHILOSOPHIE COMME AMOUR DE LA SAGESSE

     Le mot « philosophie », qui vient du grec « philosophia » (amour de la sagesse), est inventé par Pythagore. Selon Diogène Laërce, il aurait déclaré : « Je ne suis pas un sage ; je suis un philosophe » pour s’opposer, avec modestie, à ceux qui le considéraient comme un sage accompli. Un philosophe, c’est donc quelqu’un qui n’est pas sage mais qui est juste amoureux de la sagesse. Que signifie alors cette sagesse et qu’est-ce qui caractérise l’amour philosophique?      

     1. QU’EST-CE QUE LA SAGESSE ?

     La sagesse, du latin « sapere » (avoir du goût), signifie d’abord le savoir, le système de toutes les connaissances humaines. C’est dans ce sens qu’Aristote nous dit que « Le sage est celui qui possède la totalité du savoir dans la mesure du possible ». Mais la sagesse signifie aussi le comportement vertueux, l’art de vivre. Il faut souligner que ces deux sens du mot « sagesse » sont liés. La sagesse authentique allie, en effet, le savoir et l’action. C’est pourquoi Descartes dira que « par la sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir, tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ». En d’autres termes, la sagesse est la connaissance des principes qui permettent de mener une vie heureuse. Le sage est un homme expérimenté qui observe des règles de vie exemplaires (modération, courage, prudence, justice, etc.) pour bien se conduire dans chaque situation. C’est pourquoi la philosophie ne saurait se réduire à une simple théorie, une réflexion vide, mais se présente plutôt comme un effort accompli pour bien vivre. Philosopher, c’est réfléchir sur la vie pour trouver comment il convient de la vivre.

     2. LE SENS DE L’AMOUR PHILOSOPHIQUE

     La sagesse, telle qu’on vient de la définir, est un idéal vers lequel on ne fait que tendre. C’est pourquoi la philosophie est amour et non possession de la sagesse. Elle n’est pas donc la sagesse elle-même mais seulement le chemin qui y mène. L’amour philosophique est un sentiment de manque, un état d’insatisfaction et d’inquiétude, une tension qui agite profondément l’individu et le pousse à la recherche de la sagesse. Le philosophe, en effet, n’est pas celui qui sait, mais celui qui, conscient de son ignorance, se lance dans la quête du  savoir. C’est justement ce que Socrate cherchait à faire comprendre aux sophistes (professeurs itinérants qui prétendaient tout savoir) en déclarant : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », c’est-à-dire je ne sais que le fait que je n’ai aucun savoir. Socrate défend, par ailleurs, l’idée que la vraie sagesse c’est le fait d’être conscient de son ignorance et que la vraie ignorance n’est pas le fait de ne pas savoir mais l’illusion qui consiste à croire qu’on sait alors qu’on ne sait pas. Le philosophe, sans être un sage accompli, n’est pas non plus un ignorant. Il a le désir d’acquérir le savoir et non l’assurance de le posséder. Comme le dit Karl Jaspers, « Faire de la philosophie, c’est être en route. Les questions en philosophie sont plus essentielles que les réponses, et chaque réponse devient une nouvelle question ». Autrement dit, la philosophie est une quête perpétuelle du savoir, un examen sans relâche des problèmes qui tourmentent l’esprit.

     II. LA PHILOSOPHIE COMME ART DE PENSER

     Il existe plusieurs systèmes philosophiques rivaux parce que les philosophes ne voient jamais de la même manière le monde tout en ayant toujours la même prétention de détenir la vérité. Cependant, cela ne signifie pas que la philosophie n’est qu’une simple opinion. Elle est, au contraire, une réflexion sérieuse qui cultive l’esprit critique et le souci de penser de manière méthodique.

     1. PHILOSOPHIE ET OPINION

     La philosophie est d’abord critique des opinions, dogmes, préjugés, bref de tout ce qui a tendance à s’imposer à l’esprit « sans la coopération ni le consentement de la raison » pour parler comme Russell. Philosopher, c’est d’abord rompre avec l’opinion commune. Une opinion, c’est un jugement irréfléchi et immédiat insuffisamment justifié. Fugace et instable, elle se distingue du savoir en ce qu’elle est subjective et répond à la logique de l’intérêt. En ce sens, Bachelard a raison de dire que « L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances ». En d’autres termes, ce qui détermine l’opinion dans son rapport à l’objet, c’est seulement l’utilité. L’opinion compromet donc la valeur même de la vérité en la réduisant à ce qui sert nos intérêts. Or de ce point de vue, elle s’oppose à la philosophie qui, en principe, cherche la vérité pour elle-même, donc de manière désintéressée. Le propre de l’opinion, c’est de nous rassurer en évacuant de manière illusoire tout ce qui est problématique dans le réel. Bref, l’opinion plonge le sujet dans une démission intellectuelle qui se trouve être la source de tous les obstacles d’une pensée libre et ouverte (dogmatisme, conformisme, conservatisme, fanatisme, intolérance, etc.). L’esprit philosophique cherche à s’émanciper de ce monde de l’opinion grâce à la critique.  

     2. L’ESPRIT CRITIQUE

     La philosophie est une réflexion critique qui renvoie au mouvement de retour de l’esprit sur lui-même pour examiner ses propres idées. Elle n’est donc pas une accumulation de connaissances définitives mais consiste dans l’effort que l’on déploie pour les justifier. C’est donc avec raison que le philosophe allemand Edmund Husserl nous dit : « Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois dans sa vie » se replier sur soi-même et au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire ». Ainsi, l’acte de philosopher est inséparable de la décision de tout soumettre à la critique : les idées reçues durant notre enfance, les traditions, la religion, la science, etc. C’est ce qu’il faut comprendre lorsque Jacqueline Russ nous dit que « Recevoir le baptême philosophique, c’est décider de repartir à zéro », c’est-à-dire renaître en refondant sa propre histoire intellectuelle sur la base de la critique et de la liberté de penser. Ce nouveau départ nécessite un grand courage et surtout une grande confiance en la raison. Philosopher en ce sens, c’est penser par soi-même en se servant de son propre entendement. C’est tout le sens de la maïeutique socratique, art qui consiste à amener les esprits à accoucher des vérités qu’ils portent en eux.

     3. LA METHODE EN PHILOSOPHIE

     Philosopher, c’est penser en se dotant d’une méthode qui permette à l’esprit d’échapper aux pièges de la pensée. La méthode renvoie de manière générale à l’ensemble des procédés suivis pour atteindre un résultat escompté. La méthode philosophique, elle, consiste principalement à bien conduire sa raison grâce à des règles précises. Comme le dit Descartes, « Ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». Autrement dit, il ne suffit pas d’être doué de raison pour bien philosopher, mais il est encore nécessaire de bien exercer sa raison. C’est pourquoi dans son Discours de la méthode, Descartes s’est attaché à définir les règles qui permettent de bien conduire sa raison et d’atteindre la vérité. Il propose ainsi quatre règles assez explicites. D’abord la règle de l’évidence qui consiste à « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ». Autrement dit, on ne doit admettre comme vrai que ce dont on est si certain qu’on n’en peut plus douter. La deuxième règle, c’est l’analyse qui consiste à diviser les difficultés pour mieux les résoudre. La troisième, c’est la règle de l’ordre qui consiste à procéder du simple au complexe dans le traitement des problèmes. Enfin, la dernière règle est celle du dénombrement et de la revue qui consiste à récapituler pour être sûr de ne rien oublier.

     B. LES ORIGINES DE LA PHILOSOPHIE

     L’origine de la philosophie signifie, d’une part, le commencement de la philosophie, c’est-à-dire le lieu et les circonstances historiques de sa naissance et, d’autre part, sa cause première, c’est-à-dire les raisons et les circonstances mentales qui déterminent les hommes à philosopher.

     I. L’ORIGINE HISTORIQUE DE LA PHILOSOPHIE

     La question de savoir où est apparue pour la première fois la philosophie a reçu des réponses divergentes. Si, pour certains, c’est la Grèce qui est l’inventeur de la philosophie, d’autres pensent que c’est plutôt en Orient, en Egypte plus précisément, que la philosophie s’est éclose. Mais on doit peut-être admettre qu’en réalité celle-ci est aussi ancienne que l’humanité elle-même. 

     1. LA GRECE, BERCEAU DE LA PHILOSOPHIE

     On affirme couramment que la philosophie est née au VIe siècle av. J-C. en Grèce. C’est, en effet, dans cette contrée européenne qu’apparaît pour la première fois une forme de pensée qui privilégie la rationalité critique sur l’imagination propre au discours mythique dans l’explication de la nature. C’est ainsi que les premiers philosophes grecs, que l’on appelle précisément les présocratiques (Thalès, Anaximandre, Anaximène, Pythagore, Héraclite, Parménide, etc.), dans leur désir de comprendre les phénomènes naturels, cherchaient à découvrir le principe des choses, c’est-à-dire l’élément à partir duquel toutes les choses tirent leur existence. Or cette démarche rationnelle des présocratiques est avant tout le résultat de la démocratie athénienne qui a ouvert la pensée au débat et à l’argumentation. En ce sens, nous dit Jean-Pierre Vernant, « la philosophie est fille de la cité », c’est-à-dire qu’elle est rendue possible par l’organisation sociale. Cette philosophie grecque, initiée par les présocratiques, connaît un tournant important avec Socrate. Ce dernier, contrairement à ses prédécesseurs qui se bornaient à enquêter sur la nature, s’intéresse principalement à l’homme. Réfléchissant sur des problèmes tels que le bien, la justice, le courage, etc., Socrate nous montre que le sens de la philosophie est de nous apprendre à nous connaître nous-même, c’est-à-dire à être conscient de nos forces et nos limites, du point de vue intellectuel comme du point de vue moral.

     2. LA GRECE, HERITIERE DE LA PHILOSOPHIE

     Cette histoire de la philosophie qu’on vient d’esquisser ne peut manquer d’inspirer une question sérieuse : les Grecs ont-ils inventé seuls la philosophie ? A cette question certains répondent de manière affirmative à l’image de Heidegger pour qui « La philosophie parle grec », c’est-à-dire il n’y a de philosophie que dans le cadre de la civilisation grecque. D’autres, par contre, pensent que la Grèce a vu naître une philosophie et non la philosophie. Les historiens africains Cheikh Anta Diop et Théophile Obenga estiment même que les premiers philosophes grecs se sont ressourcés chez les scribes Egyptiens pour mettre au jour leurs propres philosophies. En outre, on note dans des contrées comme l’Inde et la Chine des formes de pensée que certains n’hésitent pas à qualifier de philosophiques. La philosophie serait ainsi un héritage que les Grecs ont reçu des Barbares, comme l’affirmaient dès l’Antiquité beaucoup de penseurs grecs (Jambilique, Isocrate, Diogène Laërce, etc.). Et l’idée que la philosophie est une invention de la Grèce semble relever d’un certain ethnocentrisme qui n’est plus du goût de la modernité. Comme le dit Jean-Pierre Vernant, « L’Occident ne peut plus aujourd’hui prendre sa pensée pour la pensée, ni saluer dans l’aurore de la philosophie grecque le lever du soleil de l’Esprit ». Mais si les Grecs ont hérité la philosophie des Barbares, faut-il dire alors que ces derniers en sont l’inventeur ?

     3. LA PHILOSOPHIE A L’AGE DE L’HUMANITE

     Le débat sur la naissance de la philosophie ne peut pas être tranché parce qu’on ne s’entend pas toujours sur la signification de ce terme. Si l’on considère que c’est la rationalité qui définit le caractère philosophique d’une pensée, alors on ne pourra, semble-t-il, que reconnaître que la philosophie a existé dans toutes les civilisations puisqu’aucune d’elles n’ignore la raison (faculté de juger). De ce point de vue, la théorie du « Miracle grec » ne doit pas signifier l’idée que ce sont les Grecs qui ont révélé pour la première fois la raison, mais plutôt que ce sont eux qui ont ouvert le savoir à l’examen critique, contrairement à ce qui se passait en Egypte où le savoir était fondé sur le secret et faisait l’objet d’une initiation. Au lieu d’essayer donc de situer la naissance de la philosophie dans le temps et dans l’espace, il semble plus pertinent de considérer que celle-ci est née avec l’humanité elle-même. Jaspers nous dit justement que « L’homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, répandue dans le public par les proverbes traditionnels, les formules de la sagesse courante, les opinions admises… ». Cela veut dire que l’homme a toujours eu des préoccupations d’ordre philosophique et que seule varie la manière dont elles sont exprimées. Par conséquent, on ne doit pas réduire la philosophie à son expression régionale quelconque.

     II. L’ORIGINE LOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE

     Ce qui meut l’âme de l’individu et l’incline à philosopher, c’est, suivant Platon et Aristote, le sentiment d’étonnement, lequel traduit le caractère surprenant du monde. Quand ce sentiment devient très fort, il engendre le doute. Cependant, sous l’effet de la routine, l’individu oublie facilement le caractère étrange du monde. Mais heureusement que la vie est parsemée d’événements capables de raviver en nous  le sentiment d’étonnement.           

     1. L’ETONNEMENT

     L’étonnement renvoie au choc émotionnel, à la surprise que nous ressentons généralement devant un phénomène extraordinaire ou inhabituel. Il est le moteur de la réflexion philosophique car c’est par lui qu’on se sent pauvre en matière de connaissance et qu’on a besoin de se lancer dans la quête du savoir. Aristote a bien montré cela : « Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance », c’est-à-dire que l’étonnement est un déclic qui nous fait prendre conscience de notre besoin de connaissance. Ainsi, l’étonnement philosophique, loin d’être une surprise stérile, suscite la curiosité et la recherche du sens des choses. Plus fondamentalement, il se présente comme un problème d’adaptation au réel. Jostein Gaarder nous dit à ce propos : « Un philosophe, c’est quelqu’un qui n’a jamais vraiment pu s’habituer au monde ». En d’autres termes, pour le philosophe rien ne va soi, tout est problématique. Le danger de l’habitude, c’est qu’elle endort notre vigilance intellectuelle et nous donne l’illusion de connaître ce qu’on ignore complètement. L’étonnement, par contre, nous garde éveillé en suscitant en nous le doute.

     2. LE DOUTE

     Le doute, du latin « dubitare » (hésiter), renvoie à l’état d’incertitude et d’hésitation de l’esprit résultant d’un défaut de connaissance et débouchant sur une suspension du jugement. En développant l’esprit critique, il assure la rigueur de l’entreprise philosophique. Comme le dit Alain, « Le doute est le sel de l’esprit ; sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries ». S’il en est ainsi, c’est parce qu’il est le garde-fou qui empêche l’esprit de verser dans le dogmatisme. Cependant, pour que le doute joue efficacement ce rôle, il doit être mené avec méthode, à l’image du doute cartésien. Considéré comme méthodique et provisoire, le doute est chez Descartes un moyen qui permet de distinguer la certitude de la simple opinion pour atteindre la vérité. Par contre, chez les sceptiques grecs, le doute est définitif. Persuadés qu’il est impossible d’avoir la certitude d’atteindre la vérité, les sceptiques prônent une suspension définitive du jugement, seul moyen selon eux d’atteindre l’ataraxie (absence de trouble).

     3. LES SITUATIONS-LIMITES

     Les situations-limites désignent l’ensemble des situations auxquelles l’homme, confronté à son impuissance et à sa finitude, réagit par le désespoir et le questionnement existentiel (mort, hasard, souffrance, maladie, etc.). A moins qu’on ne les dissimule illusoirement, elles sont toujours pour nous des occasions de prendre conscience de notre être, et par là de philosopher. Le fait, par exemple, qu’on sait qu’on mourra un jour nous pousse à réfléchir de manière générale sur l’existence. Schopenhauer nous dit ainsi que « Si notre vie était infinie et sans douleur, il n’arriverait à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément telle nature particulière ; mais toutes choses se comprendraient d’elles-mêmes ». Cela veut dire que c’est la conscience que nous avons de nos limites qui nous pousse à nous interroger sur l’existence.  

     C. LES SPECIFICITES DE LA REFLEXION PHILOSOPHIQUE

     Les caractéristiques de la réflexion philosophique que nous essayions de saisir jusqu’ici deviennent plus claires si on la compare à d’autres domaines du savoir tels que le mythe, la religion et la science, en insistant à la fois sur ce qui les distingue et ce qui les rapproche.

     I. PHILOSOPHIE ET MYTHE

     Lalande définit ainsi le mythe : « Récit fabuleux, d’origine populaire et non réfléchie, dans lequel des agents impersonnels, le plus souvent les forces de la nature, sont représentés sous formes d’êtres personnels, dont les actions ou les aventures ont un sens symbolique ». Il s’agit donc d’une forme de discours spécifique qui a la prétention d’expliquer le réel en se fondant sur l’imagination. Dès lors quels rapports entretient-il avec la philosophie ?

     1. LA RUPTURE ENTRE LA PHILOSOPHIE  ET LE MYTHE

     La philosophie, nous dit-on, est née en rompant avec le mythe. Cette rupture est visible aussi bien dans leur forme que dans leur démarche. D’abord du point de vue de la forme, le mythe est un récit anonyme venant du fond des âges pour raconter l’origine des choses, alors que la philosophie est un discours situé dans l’espace et dans le temps destiné à expliquer le réel. Sur ce point, Platon nous dit que le mythe, n’étant rien d’autre qu’une simple narration, est un discours invérifiable là où la philosophie, qui repose sur l’argumentation, produit un discours vérifiable. Ensuite, du point de vue de la démarche, le mythe, qui repose sur le surnaturel et l’imagination, est dogmatique alors que la philosophie, qui privilégie l’expérience et la rationalité, est critique. Le mythe relève de la transmission traditionnelle de savoirs fixes là où la philosophie cultive la quête personnelle et autonome du savoir. Ainsi le mythe et la philosophie suscitent des attitudes radicalement différentes chez le sujet. Comme le montre Jean-Pierre Vernant, le mythe confère une attitude d’émerveillement devant la nature et implique une certaine passiveté intellectuelle alors que la philosophie cultive le sens du problème et suscite l’interrogation.

     2. LA SURVIE DU MYTHE

     La rupture entre la philosophie et le mythe n’est jamais définitive pour deux raisons principalement. La première raison est que la philosophie garde la même finalité que le mythe : expliquer la réalité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre Aristote quand il dit que « Celui qui aime le mythe, d’une certaine manière, est philosophe ». C’est une manière de dire que le philomythe et le philosophe aiment tous deux la sagesse, mais le fait est qu’ils la cherchent en passant par des chemins différents. On ne doit pas considérer donc le mythe comme une simple fiction, un discours irrationnel destiné à s’estomper devant la rationalité philosophique. En réalité, le mythe a sa propre logique. La deuxième raison est que le mythe peut jouer un rôle très important en philosophie. Chez Platon par exemple, il est un moyen d’exposer ce que l’argumentation ne permet pas d’établir. Il peut, en outre, faire l’objet d’une analyse philosophique. Plusieurs philosophes se sont ainsi évertués à interpréter des mythes pour découvrir le message philosophique que souvent ils comportent.

     II. PHILOSOPHIE ET RELIGION

     La religion est un ensemble de croyances et de pratiques (rites, cultes) liant un groupe humain à une réalité considérée comme sacrée (Dieu, dieux, Principe, etc.). Le mot admet deux étymologies. Il viendrait du latin « religare » qui veut dire « relier » (lien entre les hommes partageant la même foi mais aussi lien avec le sacré). Selon la deuxième hypothèse, il viendrait de « religere » qui veut dire « se recueillir », « vouer un culte ». Fait humain fondamental, la religion entretient des rapports complexes avec la philosophie, allant de l’opposition la plus farouche à la coopération la plus paisible.

     1. LES POINTS DE DIVERGENCE

     La philosophie et la religion reposent sur des fondements diamétralement opposés. La philosophie repose sur la raison critique qui implique l’idée que toute vérité est accessible à la raison si l’on prend le soin de bien examiner les choses. Au contraire, dans la religion, on considère que la raison est bornée et qu’il existe des vérités qu’on ne peut saisir que par la foi. Blaise Pascal, pour justifier la nécessité de la foi, a noté justement qu’il existe deux moyens pour connaître la vérité : la raison (la pensée discursive) et le cœur (l’intuition). Selon lui, la raison seule ne peut pas prouver l’existence de Dieu. « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison », dit-il. Il existe, par ailleurs, une différence irréductible entre l’esprit philosophique qui est critique et l’esprit religieux qui est dogmatique. C’est justement cette différence d’esprit qui est la source des rapports conflictuels que la philosophie et la religion entretiennent. La religion se méfie de la philosophie qui, par sa dimension critique, se présente même comme un sacrilège et un danger pour la foi. De même, la philosophie condamne la religion pour son dogmatisme, c’est-à-dire le fait qu’elle admette des vérités absolues soustraites à la critique. Les philosophes du soupçon (Marx, Nietzsche, Freud), par exemple, estiment que la religion n’est pas une quête lucide de vérité mais une simple illusion.

     2. LES POINTS COMMUNS

     Au-delà de leur opposition foncière qu’on vient de relever, la religion et la philosophie présentent quelques points communs. Le premier point commun, c’est la recherche du sens de la vie. Tout comme la philosophie, la religion répond au besoin qu’a l’homme de connaître. Elle lui permet d’assouvir sa curiosité et de calmer son angoisse devant l’énigme de l’existence. Cela signifie que l’acte de foi n’est pas un acte gratuit voire irrationnel mais peut se justifier par une réflexion rationnelle sur le réel. Le deuxième point commun, c’est la dimension morale. Par ses recommandations et ses interdits, la religion cherche à instaurer un ordre social permettant d’assurer le bonheur de l’homme. Proche par leur intention théorique et leur visée pratique, la philosophie et la religion ont pu ainsi entretenir des rapports apaisants au cours de leur histoire tumultueuse. Au Moyen Age par exemple, la philosophie était au service de la théologie avec des philosophes comme Anselme de Cantorbéry, Averroès, Maïmonide, Saint Thomas d’Aquin, etc. Tous ces philosophes se rejoignent sur l’idée que la foi et la raison sont complémentaires. La foi doit être éclairée et renforcée par la raison tout comme la raison doit être guidée par la foi.

     III. PHILOSOPHIE ET SCIENCE

     Le mot « science » renvoie à toute forme de savoir en général. Cependant, telle qu’on l’entend aujourd’hui, la science renvoie à certaines connaissances ayant des caractéristiques précises comme la rationalité, la critique, l’objectivité, l’universalité etc. Pour le dire plus clairement, la science est un ensemble de recherches et de connaissances rationnelles élaborées grâce à des méthodes objectives. Quels sont ses rapports dès lors avec la philosophie ?

     1. DEUX DOMAINES DIFFERENTS

     La philosophie et la science se distinguent sur au moins trois points : l’objet d’étude, la méthode et les résultats. La philosophie a pour objet la totalité du réel alors que toute science a un objet limité. Du point de vue de la méthode aussi, la philosophie adopte une démarche réflexive alors que la science repose sur une méthode de vérification objective (démonstration, expérimentation, etc.). Autrement dit, la science est plus objective que la philosophie qui, sans être entièrement subjective au risque de se confondre avec la simple opinion, dépend tout de même dans une large mesure de la manière personnelle de voir le monde. La philosophie et la science s’opposent enfin du point de vue de leurs résultats. Le fait est que la science atteint des résultats sur lesquels tous les esprits compétents sont d’accord au moins provisoirement alors que les philosophes ne sont presque d’accord sur rien. Comme le dit Jaspers, « Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous ; la philosophie, elle, malgré l’effort des millénaires, n’y a pas réussi ». Cependant, cela ne signifie pas, comme certains le prétendent, que la science progresse tandis que la philosophie est plongée dans une stagnation définitive. En réalité, le progrès de la philosophie est ailleurs. La philosophie progresse, non en établissant des vérités définitives, mais plutôt en inventant un langage neuf capable de poser dans une perspective nouvelle les questions qui préoccupent perpétuellement l’homme.

     2. DEUX DOMAINES COMPLEMENTAIRES

     Malgré les distinctions que nous venons de faire, il existe des points communs entre la philosophie et la science qui montrent combien elles sont complémentaires. Elles ont en commun, en effet, le fait d’être des disciplines rationnelles et théoriques cultivant l’esprit critique et ayant une même finalité qui est la découverte de la vérité. En fait, à sa naissance, la philosophie se présentait comme la totalité même du savoir et donc était inséparable de la science. Ce n’est qu’avec la découverte de la méthode expérimentale que la science va se séparer de la philosophie ; et au fil du temps les deux vont entretenir des rapports complexes et conflictuels. L’émancipation des sciences conduit certains à dire que la philosophie, n’ayant plus rien à faire, est condamnée à disparaître. Une telle opinion n’est guère pertinente. Il faut savoir, en effet, que la science cherche seulement à définir les conditions qui font que tel ou tel phénomène se produit et que le rôle de la philosophie est de s’interroger sur la signification de l’être dans sa totalité et non dans sa multiplicité. Par ailleurs, la philosophie et la science sont complémentaires dans la recherche de la connaissance. Comme le dit Cournot justement, « l’élément philosophique et l’élément scientifique se combinent et s’associent dans le développement naturel et régulier de l’activité intellectuelle ». En fait, les progrès scientifiques renouvellent les interrogations philosophiques de la même manière que la philosophie continue d’exercer une influence décisive sur le développement des sciences (en clarifiant des concepts, en soulevant de nouveaux problèmes, etc.). En outre, c’est à la philosophie que revient la mission de penser la science, c’est-à-dire de réfléchir sur les conséquences morales des résultats de la science.   

     CONCLUSION

     Qu’elle soit apparue en Grèce avec les présocratiques ou ailleurs, l’activité philosophique témoigne de la capacité qu’a l’homme de s’étonner et de son désir irrépressible de découvrir la raison d’être des choses. Au-delà des différentes significations qu’elle peut avoir suivant les époques et les auteurs, la philosophie se présente fondamentalement comme une manière de réfléchir sur le réel pour le rendre intelligible. En ce sens, elle est proche d’autres activités comme le mythe, la religion et la science. Mais, c’est principalement du point de vue de la méthode que la philosophie se distingue d’elles. Fondée sur la critique, la méthode philosophique reconnaît la toute-puissance de la raison et se méfie de la démarche dogmatique propre au mythe et à la religion sans toutefois déboucher sur la possibilité de la vérification comme c’est le cas pour la science.

 

 

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